Editorial  : Protéger les Irène Frachon de demain

L'histoire est connue. En 1982, plusieurs industriels mettaient sur pied le Comité permanent amiante (CPA). L'objectif de ce groupe informel réunissant industriels, hauts fonctionnaires et distingués toxicologues était de détenir le monopole, en France, de l'expertise scientifique sur les risques sanitaires liés à la fameuse fibre minérale.

Pendant douze ans, le CPA défendra l'" usage contrôlé " de l'amiante avec les conséquences que l'on sait : entre 1995 et 2025, quelque 100 000 décès prématurés sont attendus du fait de l'exposition au " minéral magique ", qui ne sera interdit en France qu'en 1997. Les risques étaient pourtant parfaitement identifiés depuis plusieurs décennies.

Ce scandale inouï a laissé de profonds stigmates. D'autant que d'autres ont suivi, comme celui du Mediator dont la révélation doit tant au courage de la pneumologue Irène Frachon. Certes, les scientifiques restent la catégorie sociale à laquelle l'opinion accorde généralement le plus de confiance. Mais ils perdent l'essentiel de leur crédit dès qu'ils sont mandatés par des organismes publics ou des entreprises pour donner des " avis d'experts ". Et, régulièrement, des alertes sanitaires - fondées ou non - sont lancées avec fracas dans les médias sans qu'aucune institution ait assez d'autorité pour éteindre les polémiques en disant, sinon le vrai, au moins le véridique et le sincère.

La controverse déclenchée par la publication du biologiste Gilles-Eric Séralini sur des effets présumés de la consommation d'un maïs transgénique et de son herbicide associé est l'exemple le plus récent de ce divorce profond entre la société civile et l'expertise. Celle-ci est systématiquement suspectée de laxisme, de cécité ou de collusion avec les intérêts industriels. A tort ou à raison.

La proposition de loi relative à la création d'une haute autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte sanitaire et environnementale, déposée par les sénateurs écologistes et prochainement examinée par la Commission du développement durable du Sénat, pourrait permettre de ramener un peu de confiance.

Elle protégerait les lanceurs d'alerte - salariés ou chercheurs - en contrepartie de leur discrétion et instruirait leurs alertes sans nuire aux entreprises qui sont parfois injustement mises en cause dans la sphère publique.

Si la proposition aboutit, la France sera le premier pays à disposer d'une telle autorité. Cette initiative pourrait utilement faire école, car la crise de l'expertise touche tous les pays développés. Ainsi, le 1er octobre, l'Autorité européenne de sécurité des aliments a réussi à provoquer un tollé par la seule annonce qu'elle allait se pencher sur la question des perturbateurs endocriniens. Certains, comme l'eurodéputée écologiste Michèle Rivasi, n'ont pas hésité à voir dans cette annonce " une manoeuvre du lobby agrochimique ".

Une autorité indépendante ne suffira pas pour restaurer la confiance des citoyens dans l'expertise scientifique. Mais ce premier pas peut être nécessaire.

Article de Stéphane Foucart : Une loi pour protéger les lanceurs d'alerte

Le texte présenté par les sénateurs écologistes propose la création d'une haute Autorité de l'expertise

La présence d'hydrocarbures aromatiques polycycliques dans les particules des gaz d'échappement des moteurs diesel est préoccupante, car elle soumet les travailleurs exposés à ces fumées à des risques de cancer. " Cette mise en garde n'est pas extraite de l'avis publié en juin, avec fracas, par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) et selon lequel les émanations des moteurs diesel sont désormais classées " cancérogènes pour l'homme ". Cet avertissement est un peu plus ancien : il est énoncé dans une synthèse de la littérature scientifique, publiée dans la revue Journal of Occupational Medicine il y a... trente deux ans.

Le savoir scientifique était présent ; il n'a pas été mobilisé. En conséquence, les véhicules diesel représentent aujourd'hui la majeure part du parc automobile français avec, à la clé, un cul-de-sac industriel et un coût important assumé par le système de santé.

Des mesures de protection des lanceurs d'alerte auraient-elles pu, à l'époque, infléchir le cours des choses ? Les avocats de la proposition de loi relative à la création d'une Haute Autorité de l'expertise scientifique et de l'alerte en matière de santé et d'environnement (HAEA) en sont convaincus.

Déposé fin août par les sénateurs écologistes, le texte doit être examiné dans les prochains jours par la Commission du développement durable du Palais du Luxembourg avant d'être discuté, le 15 octobre, en séance plénière. Il prévoit la mise en place d'une autorité administrative indépendante rattachée aux services du premier ministre. Selon l'exposé des motifs, la HAEA aura pour mission d'" instruire certaines alertes qui tendent aujourd'hui à échapper aux mécanismes "institutionnels" " de veille sanitaire ou environnementale.

Dans le passé récent, la pneumologue Irène Frachon a, par exemple, joué un rôle central dans le retrait du Mediator. De même, Pierre Meneton, chercheur à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), a participé à la prise de conscience des méfaits sanitaires de l'excès de sel... au prix de poursuites pour diffamation engagées par le Comité des salines de France - finalement débouté en 2008. Outre la création de la HAEA, le texte prévoit d'instituer une " cellule d'alerte sanitaire et environnementale " dans chaque entreprise de plus de onze salariés et dans les établissements publics.

Tout employé, estimant que " les produits ou les procédés de fabrication " mis en oeuvre par son entreprise font peser des risques pour la santé publique ou l'environnement, sera fondé à saisir cette cellule d'alerte. Qui décidera ensuite de saisir, si besoin, la HAEA. Dans les entreprises de plus de cinquante salariés, la cellule d'alerte pourrait être intégrée au Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Cependant, un salarié - ou tout chercheur disposant d'informations privilégiées - pourra aussi saisir l'autorité indépendante directement, en demandant la garantie de son anonymat.

Disposition visant à rassurer les entreprises : pour bénéficier de la protection prévue par la loi, le lanceur d'alerte est tenu à une obligation de confidentialité.

" Ce texte va beaucoup plus loin que la seule protection des lanceurs d'alerte, estime le toxicologue André Cicolella (Ineris), porte-parole du Réseau environnement santé (RES) et lui-même licencié en 1994 de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) pour avoir alerté sur les dangers des éthers de glycol. Il ne se limite pas à augmenter les indemnités de licenciement : il prend en compte les signaux d'alerte mis en évidence et organise leur suivi en veillant à ce qu'ils soient expertisés. "

" La HAEA, ne sera pas une nouvelle agence d'expertise, précise la sénatrice du Nord Marie-Christine Blandin (Europe Ecologie-Les Verts), auteure de la proposition de loi. Mais elle sera garante de la qualité et de l'indépendance de l'expertise. " La HAEA pourra ainsi requérir des avis scientifiques auprès des agences ou d'autres organismes scientifiques, elle pourra aussi les critiquer et demander la conduite des travaux scientifiques qu'elle estimerait nécessaires pour juger du bien-fondé d'une alerte.

Pourtant, depuis le scandale du Mediator, les agences comme l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) disposent d'un comité de déontologie et de prévention des conflits d'intérêts. " Il n'est pas satisfaisant de laisser les acteurs de l'expertise organiser, eux-mêmes, la critique de leur propre expertise ", dit Glen Millot, un des responsables de la Fondation Sciences citoyennes, qui milite depuis près d'une décennie pour la protection des lanceurs d'alerte.

Selon Mme Blandin, la proposition fédère contre elle de nombreuses réticences. " L'ambiance n'est pas à la création de nouvelles autorités indépendantes et certains craignent que ce ne soit une nouvelle "usine à gaz", dit la sénatrice. Pourtant, son coût de fonctionnement sera ridicule par rapport à ce que coûte la réparation des scandales sanitaires successifs, que j'évalue à quelque 2 milliards d'euros par an. "

Aujourd'hui, rappelle en substance Ronan Dantec, sénateur de Loire-Atlantique (Europe Ecologie-Les Verts) et rapporteur du texte, le système d'alerte informel repose entièrement sur les médias qui décident de donner de l'écho à telles voix... et non à telles autres. " Si on avait écouté les ouvrières de Condé-sur-Noireau lorsqu'elles disaient qu'elles voyaient leurs collègues mourir à 40 ans, illustre Mme Blandin, on aurait peut-être réglé la question de l'amiante dix ans plus tôt... "

Stéphane Foucart

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