"La question que posent les gilets jaunes n’est pas celle de la fiscalité écologique, mais celle de l’aménagement du territoire". Retrouver l'entretien de Ronan Dantec sur Retorterre en ligne ici et ci dessous.

Ronan Dantec : Les gilets jaunes, « un débat sur les moyens de vie et le coût de la mobilité contrainte »

La question que posent les gilets jaunes n’est pas celle de la fiscalité écologique, mais celle de l’aménagement du territoire. Voici comment le sénateur écologiste Ronan Dantec analyse ce mouvement, dont il prédisait, il y a un an, l’émergence.

Il y a un an, lors du débat budgétaire, le sénateur Ronan Dantec avertissait le gouvernement qu’une « levée de boucliers massive » contre la taxe carbone pourrait avoir lieu si le gouvernement n’arrivait pas à avoir un « discours politique cohérent » envers « ceux qui sont en périurbain et qui sont condamnés à la mobilité thermique ». Un discours prémonitoire qui a interpellé Reporterre. Nous avons donc interrogé le sénateur écologiste de Loire-Atlantique sur le mouvement des gilets jaunes.

Reporterre — Tout d’abord, comment analysez-vous ce mouvement ?

Ronan Dantec — Il est essentiel de comprendre que c’est un mouvement adossé à la fracture territoriale. Quand on regarde les territoires qui ont bougé, ce sont ceux de la diagonale du vide. En Bretagne, il n’y a pas eu énormément de mobilisation, sauf dans la région de Saint-Brieuc, qui est la région de Bretagne qui va le moins bien, alors que globalement la région va bien. Les gilets jaunes sont donc d’abord un mouvement lié à un sentiment de déclassement et d’injustice dans des territoires où l’on n’a pas les mêmes accès à l’emploi et aux services.

Ensuite, on est dans des sociétés où le reste à vivre s’est réduit, notamment à cause du coût du logement — dont on ne parle pas assez dans cette affaire — et donc du carburant qui est une grosse dépense des ménages qui font beaucoup de route en périurbain.

Et comme en plus le gouvernement n’a pas été capable d’expliquer en quoi le fait d’augmenter la taxe carbone accélérait la transition énergétique, et à quoi était destiné cet argent, l’histoire était un peu jouée d’avance.

A l’époque, M. Darmanin, le ministre des Comptes publics, n’avait pas pris au sérieux votre avertissement. Il avait ironisé sur une “jacquerie”, et argué qu’il fallait bien financer les infrastructures. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

La difficulté dans ce débat est que la question n’est pas celle de la fiscalité écologique. Le détonateur de cette affaire est l’augmentation du prix à la pompe. Or si le prix du baril augmente, la TVA et la TIPP qui lui sont liées augmentent aussi et donc le prix à la pompe s’élève mécaniquement d’autant plus. Quand le prix du baril augmente, les recettes de l’État augmentent. Donc c’est bien le prix à la pompe qui est l’enjeu, mais comme le gouvernement a énormément communiqué sur la fiscalité écologique, qui ne représente que quelques centimes de cette affaire, les réactions se sont concentrées dessus. La première chose à ré-expliquer est que l’État recueille 35 milliards d’euros de recettes sur les carburants, alors que la fiscalité écologique ne représente que 8 milliards. Il ne faut surtout pas qu’on en fasse un débat sur la fiscalité écologique. C’est un débat sur les moyens de vie, le sentiment de déclassement, et le coût de la mobilité contrainte.

Le gouvernement a-t-il pris conscience de ces enjeux ?

J’étais déçu par le discours du Président, mardi matin, du fait qu’il a répondu en parlant de la baisse des impôts. Or, on s’adresse à des gens qui sont périurbains parce que la taxe d’habitation y est souvent plus faible, qui ont déjà peu de revenus donc souvent ne payent pas d’impôts sur le revenu, et ne se sentent pas concernés par la baisse de la fiscalité.

Leur problème principal — je rejoins l’analyse du géographe Christophe Guilluy — c’est un reste à vivre insuffisant qui nourrit beaucoup de frustrations, et un sentiment de précarité dans le fait d’être sur des territoires, où s’ils ont un pépin, ils n’ont pas de solution. Dans une métropole, si vous perdez votre emploi, il y a tellement de créations d’emplois que vous pouvez raisonnablement en trouver un autre. Si vous êtes dans un territoire où la dernière usine ferme, vous n’avez aucune solution. Donc la première question, fondamentale, c’est : comment répartir mieux l’emploi en France ? Là-dessus, il n’a rien dit. Si on répartit mieux l’emploi, cela veut dire moins de pression sur l’habitat dans les grandes villes où se concentre l’emploi, des prix du logement mieux maîtrisés, et donc plus de reste à vivre. Tout est lié. C’est vraiment, d’abord, une question d’aménagement du territoire sur laquelle on ne voit pas arriver le gouvernement.

Cette question d’aménagement du territoire était aussi absente des annonces sur la loi mobilité. Pourquoi n’en parle-t-on pas ?

C’est quelque chose qui se dessine en France depuis 20, 30 ans. Peu à peu, l’activité s’est concentrée sur les grandes villes. Celles-ci ont eu tendance à être prises et gérées par les socialistes, qui ont concentré leurs politiques sociales sur ces territoires métropolitains. Ils n’étaient donc pas, évidemment, les plus allants pour demander une meilleure répartition de l’activité sur l’ensemble du territoire. Il y a un espèce de piège politique depuis 30 ans. Peu à peu, l’idée d’un aménagement du territoire par l’emploi a disparu.

C’est un phénomène progressif depuis les années 80. On est parti du modèle "Paris et le désert français". On a eu une première décentralisation plutôt industrielle pendant les 30 Glorieuses, qui a marché. Cette période s’est arrêtée dans les années 70 avec la crise. Derrière, une autre phase de réaménagement du territoire par le TGV a permis un rééquilibrage entre Paris et les grandes métropoles. L’ouest de la France, par exemple, a attiré beaucoup de populations. Mais ce que l’on n’a pas vu, c’est que dans le même temps, on dévitalisait tout le centre de la France et autour des métropoles. C’est la grande diagonale du vide et les territoires qui sont à 40, 50 km et qui n’ont pas leur place dans la dynamique métropolitaine. Comme ils ne sont pas attractifs, le logement n’y est pas cher, et ils récupèrent des populations avec un niveau de vie très contraint. Ce sont ces territoires-là qui concentrent les frustrations et nourrissent les gilets jaunes.

Alors quelle politique d’aménagement du territoire préconisez-vous ?

Aujourd’hui il faut qu’on ait un vrai grand débat, qui n’est pas engagé, sur l’outil économique de rééquilibrage du territoire. Est-ce que c’est de la fiscalité ? De l’exonération de charges ? Il faut trouver. J’étais à La Souterraine, dans la Creuse, il y a quelques semaines. Quand le sous-traitant automobile est repris avec moins d’emplois — alors que c’est Peugeot le donneur d’ordres et que l’État y a des parts — pour gagner quelques centimes sur la production, on dévitalise un territoire. Or derrière, cela coûte beaucoup plus cher en accompagnement social pour les finances publiques. C’est une aberration.

Donc il faut qu’on trouve les moyens de rééquilibrer les chances économiques pour qu’une entreprise à La Souterraine ne soit pas avec des coûts de charges plus importants qu’une entreprise dans une grande métropole. Pareillement pour les services publics. Une étude a montré qu’il y avait plus d’argent public par habitant sur Paris qu’en Seine-Saint-Denis, pour les services publics, la justice, la police, etc. Donc il faut peut-être, déjà, rééquilibrer tout simplement en terme de service public financé. Parce que moins il y a de service public, moins les entreprises viennent. Et il faut aussi qu’on tienne un certain nombre de mobilités. Le rail a une fonction symbolique très forte dans ce cadre-là, même si les lignes sont déficitaires. Il faut lutter contre le sentiment d’abandon, ne pas fermer les maternités, éviter les déserts médicaux, réduire la fracture numérique.

On a là de gros enjeux d’égalité. Il faut revenir à une politique volontariste et économique des territoires. Il faut répondre comme ça aux gilets jaunes, et ne pas se laisser enfermer dans le débat entre fin du mois et fin du monde.