Chef de file du Groupe Écologiste – Solidarité et Territoires sur le “Projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire”, le sénateur Ronan Dantec et a présenté ce mercredi 7 février une question préalable pour s’opposer au texte.
Insuffisamment préparé et potentiellement lourd de conséquences pour la sécurité et la sûreté nucléaire en France, le démantèlement de l’IRSN voulu par ce texte risque de désorganiser la filière dans un moment inquiétant de relance du nucléaire. Il a plaidé, au contraire, pour renforcer le « scepticisme organisé » propre aux structures duales ou multiples et appelé à ce qu’on écoute davantage les mises en garde des organismes consultés (HCTISN, CnDAspe, ANCCLI, CNTE…).
Madame la présidente, monsieur le ministre, messieurs les rapporteurs, chers collègues,
En un peu plus de 12 ans de présence au Sénat, je défends ici pour la première fois une question préalable.
Je n’en suis pas coutumier, tant je considère, et je sais que nous sommes nombreux sur ces bancs à partager cette conviction, que notre mission est de légiférer, de discuter et d’améliorer les textes de loi, pas de refuser le débat.
Une question préalable n’est justifiable que si elle répond à plusieurs difficultés. La première, bien sûr, c’est l’importance du sujet. Sommes-nous ici sur un enjeu majeur pour la sécurité nationale ? La réponse est bien évidemment oui. Quand on est, encore, le deuxième pays le plus équipé du monde en centrales nucléaires, qui plus est avec des centrales vieillissantes, ou pour la dernière, en rodage de très très longue durée, sûreté et sécurité nucléaires ne sont pas des petits sujets, mais des questions essentielles pour l’avenir du pays.
La seconde difficulté tient évidemment au temps et aux moyens réservés au débat parlementaire. Avons-nous eu ce temps ? La réponse est évidemment non.
Nous sommes heureux de vous retrouver au banc, Monsieur le ministre, mais nous n’avons même pas eu l’occasion de vous auditionner en commission. Certes, il y avait des contraintes de remaniement, nous l’avons bien compris, mais il convenait dans ce cas, de repousser ce projet de loi. Le temps politique légitime d’une constitution de casting gouvernemental ne pouvait en aucune manière passer avant la sécurité collective des Français.
La question préalable est donc plus que justifiée, et j’invite donc à son adoption. Notre accord semble total avec la présidente Estrosi-Sassone.
Si encore, en lisant les attendus du projet de loi ou à travers l’audition conjointe de l’ASN et de l’IRSN, nous avions pu comprendre la totalité des raisons de ce bouleversement en profondeur du système de la sûreté et de la sécurité, dont nous étions, jusqu’à peu si fiers, y compris sur les bancs de la majorité sénatoriale. Mais en l’état, beaucoup de questions restent sans réponse.
Certes, un mot magique s’est imposé. “Fluidité”. C’est fou à quel point, dès qu’il s’agit du nucléaire il faut des mots magiques. Abracadabra, et d’un coup de baguette magique, l’État fait disparaître l’IRSN. Entre parenthèses, je ne sais pas si c’est avec la même formule, mais il a aussi fait disparaître entre-temps la fée qui tenait la baguette !
Fluidité. Le système est donc un peu grippé, et au moment où l’État appuie sur l’accélérateur, je n’ai pas dit “sur le champignon”, avec le nucléaire, ce serait malencontreux, donc l’Etat appuie sur l’accélérateur, et bing, l’embrayage de la sûreté saute et bloque les vitesses. Vite de l’huile ! De l’huile et du carburant. Parce qu’au moins, l’audition du président de l’ASN aura été édifiante sur un point : l’ASN n’a plus les moyens de ses missions. Trop de sollicitations, trop d’avis à rendre entre centrales à rafistoler – et soumises, cher Christophe Béchu, au + 4 degrés –, EPR en rodage, démantèlement, stockage des déchets, et multiplication des projets de petits réacteurs modulaires (SMR), aux technologies aussi complexes que différentes suivant les producteurs. Vous voulez un exemple de la pression à l’œuvre, le rapport de 2023 de l’OPECST est clair à ce sujet : “Le projet NUWARD, c’est un SMR, n’étant pas aussi avancé que les principaux projets étrangers concurrents, les équipes de l’ASN et de l’IRSN seront probablement soumises à une très forte pression pour assurer l’instruction des dossiers dans des délais aussi courts que possibles”.
On aura donc compris que l’ASN a besoin de monde pour assurer ses propres missions, et lorgne sur le personnel de l’IRSN, bien plus conséquent. Et au passage, on rêve, mais ça ne nous a pas vraiment été démontré par l’exemple, que certains processus iront plus rapidement, une structure centralisée et pyramidale agissant plus vite que deux structures devant se coordonner.
Certes.
Mais si on est un esprit un peu simple, on en conclut aussi que cela signifie plus de ressources humaines pour alimenter directement les décisions que l’ASNR devra prendre, et moins de recherche autonome, en capacité de s’intéresser à des questions que personne ne lui a posées. C’est un risque majeur de ce projet de fusion.
Ayant quelques minutes, je me permets de vous lire ces extraits de la tribune dans Le Monde de Philippe LORINO, ingénieur des Mines et membre du groupe permanent d’experts réacteurs auprès de l’Autorité de sûreté nucléaire :
“Les analyses réalisées par le sociologue spécialisé en analyse de risque Charles Perrow sur l’accident nucléaire de Three Mile Island, aux Etats-Unis, le 28 mars 1979, et sur d’autres accidents dans les secteurs aéronautique, pétrochimique et maritime concluent au fait que la multiplicité et la variété des points de vue permettent d’assurer un « scepticisme organisé », le contraire d’une confiance aveugle, et améliorent significativement le niveau de sûreté en évitant le monolithisme de l’organisation”. (…) Il est probable qu’une fusion de l’IRSN avec l’ASN contribue à une plus grande homogénéité de points de vue. (…) La fusion fera perdre en diversité et donc en triangulation dans l’analyse de risque.”Cette question de la triangulation est centrale. Les Etats-Unis, souvent cités, ont une structure unique, mais aussi des laboratoires de recherche indépendants dans les grandes universités, qui jouent ce rôle de recul, voire de poil à gratter. Une question simple, M. le ministre : prévoyez-vous d’allouer des budgets spécifiques à des universités françaises pour qu’elles puissent, en toute autonomie, se poser des questions relatives à la sûreté et à la sécurité nucléaire ? Voilà une question intéressante, parmi d’autres, dont nous n’avons pu débattre.
Nous partageons avec Pascal Martin, dont je salue le travail fait dans l’urgence, une certaine culture du risque. Je fus longtemps VP de Nantes Métropole en charge du risque. Nous connaissons ces exercices où nous imaginons l’inimaginable avec des chercheurs en science sociale loin de l’expertise technique, ou des citoyens, et ces moments sont très importants. Nous pouvons craindre la fin, ou du moins l’affaiblissement de ces regards extérieurs, de cette triangulation, qui est le socle de la sécurité.
A minima, il s’agit de fermement séparer au sein de la nouvelle structure l’expertise technique du circuit de la décision.
Ce point nous semblait à peu près acté, et les amendements des rapporteurs, que nous avons voté, allaient en ce sens. Certains des amendements de suppression du gouvernement sont sur ce point extrêmement inquiétants, confirment notre inquiétude sur la raison de cette fusion. Accélérer, accélérer, quitte à réduire la sécurité. Ne pas avoir eu le temps de vraiment discuter de ce point avec l’Etat et entre nous, justifie encore une fois la question préalable. J’espère aussi que le débat dans cet hémicycle sera l’occasion pour la droite sénatoriale de s’engager fermement à ne jamais accepter une CMP qui ne garantirait pas une stricte séparation entre expertise et processus de décision. Et de réduire le rôle laissé à un règlement intérieur que nul ne pourra lire avant son adoption.
Beaucoup d’autres sujets auraient nécessité des approfondissements. Que deviendra par exemple l’action menée par l’IRSN de formation des acteurs des commissions locales d’information.Ce rôle évitait que les CLI se perdent dans de fausses questions, permettait d’objectiver le débat, et donc de renforcer la confiance.
Il aurait aussi été opportun d’entendre leur association nationale et de recueillir son avis. Je note d’ailleurs que certains acteurs mal intentionnés, clairement disons-le, antinucléaires, nous disent attendre avec gourmandise cette fusion, car ils estiment qu’au lieu d’accélérer le retour du nucléaire, cela va plutôt renforcer les blocages.
Je n’ai pas le temps, même en 10 minutes, d’énumérer tous les avis qui soulignent que cette réforme est précipitée, y compris des acteurs pas franchement hippies.
Que l’OPECST souligne, je cite, que “la transition vers une nouvelle organisation pourrait être source de difficultés”, que la plupart des organismes consultés (HCTISN, CnDAspe, ANCCLI, CNTE…) aient émis de fortes réserves aurait dû suffire à ne pas se précipiter.
Mais les chevaliers du nucléaire n’ont jamais douté de leur autorité, ont toujours considéré que nul ne pouvait se dresser sur leur route, qu’ils étaient le progrès et que les manants n’avaient pas leur mot à dire.
Comme le souligne l’exposé des motifs, gloire aux années Messmer. Ce n’était pas notre plus grand temps démocratique. Une période notamment où le Parlement avait bien peu son mot à dire sur le nucléaire.
L’explication de vote ci-dessous :